Plan Monnet et plan Marshall

Par Jacques Desrousseaux

Le plan Monnet, le plan Marshall et leurs interférences.

Conférence de Jacques Desrousseaux

Ingénieur des Mines

le 23/7/1948

aux élèves officiers

de

l'École d'Application de l'Artillerie

de

IDAR-OBERSTEIN


Le colonel Aubert a bien voulu me demander de vous parler du plan Monnet, du plan Marshall et de leurs interférences. — L'ampleur de ce sujet m'inquiète un peu, car il faudrait pour les traiter sérieusement, exposer la situation économique et la ligne politique de la plupart des grands pays. Mais je vais tenter de me limiter à l'analyse de sa situation. — Il convient cependant, avant d'entrer dans le vif su sujet que cette optique de la question est très limitée et ne révèle qu'un aspect bien étroit de ce problème effroyablement complexe : l'économie mondiale d'après guerre.

1. Vous connaissez la situation de notre pays en 1945 : 85% des départements sinistrés, contre 15% en 1914-18. Près de 2 millions de bâtiments endommagés, contre moins d'un million. Les grands centres industriels et voies de communication gravement touchés — alors que la précédente guerre de position avait conduit à des destructions aveugles, mais limitées. — Une partie du capital, résultant de l'effort de plusieurs générations, détruite ou pillée — et une production de loin insuffisante pour le remplacement de ce capital. Au premier semestre 1945, la production industrielle française est à moins d'un tiers de 1938 — alors que la Suède est à plus de trois-quarts, les États-Unis et le Canada à 2 fois et demi l'avant guerre.

La situation était telle, les rendements du travail si faibles, que l'on devait envisager en commerce extérieur, d'échanger le résultat de 4 à 5 heures de travail français, contre celui d'une heure de travail étranger. Salaires de misère permanents, travail de longue durée, élimination de nos produits des marchés extérieurs, asphyxie progressive, faute de moyens d'achat de matières premières — telles auraient été les conséquences de l'évolution économique du pays sans un redressement vigoureux.

Ce redressement dépassait de loin les possibilités matérielles, et les moyens d'information et de coordination des entreprises privées. Le gouvernement seul pouvait étudier la situation dans tous ses détails, et trouver des remèdes. C'est dans ce but qu'il chargea M. Monnet de créer le Commissariat Général au Plan, destiné à montrer où l'on devait aller, à faire prendre conscience au pays du péril extrêmement grave qui le menaçait, de la possibilité du relèvement, de l'effort qu'il impliquait, de la nécessité pour cet effort d'être collectif et concerté.

2. L'on ne saurait trop recommander la lecture du Rapport général sur le 1er plan de modernisation et d'équipement auquel nous faisond d'ailleurs de nombreux emprunts. — Cette étude remarquable, faite sous l'égide du Commissariat au Plan, a fait ressortir l'orgine déjà lointaine de nos misères. En fait, jamais la France n'a relevé ses ruines de la guerre de 1914. Les Gouvernements de l'Entre-deux guerres ont la lourde responsabilité de l'avoir laissé glisser rapidement vers une situation d'une irrémédiable gravité. Nos ancêtres avaient accumulé des richesses françaises à l'étranger, et notre pays profitait des revenus de leur travail acharné. Il jouissait ainsi d'un niveau de vie supérieur à celui que sa seule activité eut justifié. Ce capital national fut largement entamé par la guerre de 1914-18 — qu'il s'agît de dépenses de guerre ou de la perte sèche des fonds russes. Néanmoins on continua à vivre sur l'étranger, quitte à entamer le capital, et plus seulement à consommer ses revenus. — Et aujourd'hui où ce capital serait la condition primordiale de notre relèvement, il est complètement fondu. Nous ne pouvons plus compter que sur la charité des Nations plus riches. N'Y eût-il pas eu la guerre, que nous nous serions retrouvés, dans quelques années, dans une situation aussi grave que celle de 1948 — où tout de même la plupart des ruines de guerre ont été relevées, sauf en ce qui concerne l'habitation. C'est à raison de 20 à 25% que nos achats extérieurs étaient, entre deux guerres, payés sur nos ressources financières à l'étranger.

Si les gouvernement ont fait preuve d'une imprévision criminelle, les individus n'encourent pas pour autant une moindre responsabilité. Nos équipements étaient à peine renouvelés, restaient archaïque dans une période d'évolution rapide de la technique. La productivité de la main d'œuvre devenait de plus en plus faible par rapport aux autres grands pays. Pour éclairer ce jugement sévère sur notre épargne nationale, et sur cette aboulie patronale, je vous préciserai que, en 1938, 2% en tout et pour tout de nos disponibilités nationales ont été consacrés à l'équipement nouveau — en plus du renouvellement simple, d'ailleurs déjà trop limité, et laissant le matériel moyen viellir encore.

Ceux qui ont connu les ressources énormes des marchés Extrême-orientaux savent à quel point, par manque d'initiative et de dynamisme, par indifférence injustifiable, nos commerçants se sont laissés distancer par ceux des États-Unis, d'Allemagne, de Grande-Bretagne et du Japon — se limitant au marché Indochinois, à l'abri de droits protecteurs importants.

À quoi attribuer cet esprit timoré, ce manque de goût du risque, cette carence de l'épargne, toutes conditions destructrices du développement économique — alors que notre histoire est imprégnée de dynamisme inventeur, créateur, colonisateur, — alors que notre pays était caractérisé par la généralisation des « bas de laine »? — Pour cela, il faut se reporter un peu plus loin, à l'époque où le progrès explosif des techniques a entraîné la substitution, à une division verticale-territoriale de la Société, d'une division horizontale en classes. Si les premiers patrons de l'économie moderne sont ceux qui se sont imposés par leurs qualités d'énergie et d'initiative, et s'ils étaient admis comme chefs et possédants par les travailleurs de leurs entreprises — comme c'est le cas aux U. S. A où l'industrialisation brutale est plus récente — le jeu des instincts d'hérédité a donné à leurs descendants le quasi-monopole de la possession et de la direction des affaires. À chaque génération la valeur moyenne des représentants de cette classe allait en diminuant, cependant que les élites de la classe ouvrière, peut-être moins nombreuses en valeur relative, mais finalement plus importantes en valeur absolue, n'arrivaient pas à accéder aux postes de commande. À ce problème tragique de la promotion sociale, qu'il est vain de nier, tout en reconnaissant le caractère irréductible de l'instinct maternel qui lui donne naissance, est sans doute dûe l'inéluctable évolution politique moderne vers ce qu'on appelle les idées de gauche. C'est à ce vieillissement de la classe dirigeante que se rattache aussi le manque d'initiative, la crainte des responsabilités dont faisait preuve avant guerre une grande partie des patrons, et qui nous valait cet équipement vieux d'un bon quart de siècle, l'absence de laboratoires industriels de recherches à l'échelle moderne, la régression de l'expansion commerciale, un manque d'attraits suffisants pour l'épargne.

Quelques chiffres éclaireront ce jugement sévère sur la génération précédente : le revenu annuel par tête était avant-guerre, par rapport à la France, de 25% supérieur en Allemagne et en Suède, de 60% en Suisse, 90% en Australie, 100% en Grande-Bretagne, 130% aux États-Unis, 170% en Nouvelle-Zélande. L'énergie disponible par habitant, comme la quantité d'acier, étaient doubles en Angleterre, 2 fois et demie aux U. S. A.

Ainsi la France n'a pas seulement à réparer les ruines de la dernière guerre, ruines matérielles et endettements extérieurs — mais à redressr les erreurs commises depuis 1918, qui en avaient fait un pays d'équipement très insuffisant et suranné. Ruines : il fallait reconstruire ; équipement suranné : il fallait moderniser ; lourdement insuffisant : il fallait rééquiper.

Et celà avec les moyens les plus réduits, avec la lourde sujétion tenant à l'évolution démographique, au nombre insuffisant d'enfants de la génération précédente, qui, dans sa vieillesse, reste à la charge de trop peu de travailleurs. En plus, si le relèvement démographique s'amorce favorablement depuis deux ans, il en résulte que les hommes mûrs ont à supporter, outre trop de vieux, par la faute de ces derniers, trop de jeunes, parce qu'ils ont le courage de réagir contre une décadence nationale qui était en pleine accélération.

Enfin, pour accroître encore les difficultés, un dirigisme désordonné et excessif a, ces dernières années, distordu la structure économique comme la répartition des revenus.

Là non plus, nos précécesseurs ne sont pas totalement innocents : il n'y a qu'à citer la question des loyers, où un dirigisme de facilité, instauré après la guerre de 14-18, est le principal responsable de la situation actuelle du logement en France.

3. Tel est le sombre tableau servant de préface aux travaux des hommes qui se sont attelés au plan d'équipement. Mr Monnet a résumé ainsi le but directeur de ces travaux :

— Devenir un pays moderne à niveau de vie élevé,
— participer largement au commerce mondiale,
— assurer son indépendance par le développement de ses productions essentielles et l'abaissement de ses prix de revient.

Le plan Monnet, sorti en 1946, fixe les objectifs à atteindre, année par année, jusqu'à 1950. Il est nécessaire de comprendre la différence entre ce plan et les plans pluriennaux des pays autoritaires. Le plan français n'a pas de caractère de décision. Une grande partie de notre économie dépend d'intérêts privés? Vis-à-vis de ces derniers, c'est par une psychose (obsession) d'association et d'orientation commune que le plan doit faire atteindre un but que les réalités quotidiennes rendent évidents à chacun, sans qu'il puisse voir, individuellement, le meilleur chemin pour l'atteindre.

La théorie montre que l'optimum économique ne peut être atteint que si la prévision des entrepreneurs est parfaite. Le plan, dont l'élaboration a associé les techniciens et économistes de toutes origines, répond à cette nécessité, en orientant les activités privées au mieux de l'intérêt commun du pays et des entreprises dans l'avenir. Il indique aux Services publics dans quel sens ils doivent pousser leurs administrés, en utilisant les moyens de persuasion et de pression dont ils disposent.

Du côté des secteurs nationalisés, le plan prend un caractère directeur, encore qu'il n'ait pas force de loi, et que le Parlement puisse aussi bien réduire les crédits nécessaires.

4. Voyons maintenant dans quelle mesure le plan s'est réalisé jusqu'ici. Très schématiquement, l'examen des productions et consommations françaises nous montrera où l'on en est du relèvement des ruines dûes à la guerre — l'examen de l'équipement, où l'on en est de notre évolution dans le sens du monde économique moderne, à partir de notre état d'avant guerre.

En matière de production, la réalisation s'avère en général excellente. Voici les chiffres de 1957 :

La production de charbon atteint 85% du plan, c'est-à-dire le niveau de 1938. Celle d'électricité dépasse le plan, et est à 40% au dessus de celle de 1938. Le raffinage des carburants, avec 85% d'avant guerre, est à 107% du plan. Les transports ferroviaires dépassent de 5% l'année 1938, en tonnages transportés, et sont à 93% du plan, cependant que les transports fluviaux en sont à 102%. Le plan sidérurgique prévoyait le niveau de 1938. L'on a atteint 94%. Le ciment, bien que dépassant 1938, n'est qu'aux 3/4 des prévisions. L'on a sorti 2 fois et demie plus de machines agricoles qu'en 1938, mais ce n'est que le tiers du plan.

Dans l'ensemble, on avait obtenu, en 1947, le résultat remarquable, compte-tenu des grèves, d'un niveau industriel de 98% de celui de 1938. Au milieu de 1948, c'est à 100% que l'on est. Quant aux disponibilités nationales totales en bien de consommation, agricoles et industriels, locaux et importés, elles ne sont, en 1947, malgré une récolte catastrophique, que de 10% inférieures à celles de 1938.

Ainsi, si les réalisations sont inégales, les résultats d'ensemble restent-ils des plus satisfaisants. En fait la production est revenue au niveau d'avant guerre beaucoup plus vite qu'après le précédent conflit, malgré les destructions bien plus considérables : en 1922, l'on n'en était encore qu'à 78% du niveau de 1913.

L'on peut donc affirmer que la France s'est relevée des ruines de cette dernière guerre avec une étonnante vitalité.

5. Mais nous l'avons dit, cela ne résoud pasle problème, car notre situation d'avant guerre était des plus mauvaises et 10 ans de progrès techniques ont passé.

Or l'on constate que le rendement de la main d'œuvre est resté à 20% inférieur à celui de 1938 — c'est-à-dire qu'il y a beaucoup plus d'heures de travail pour obtenir le même résultat. C'est peut-être dû à des motifs humains et sociaux. Mais c'est surtout parce que l'équipement est de plus en plus désuet. La partie "modernisation et équipement" du plan s'est mal réalisée, contrairement à la partie "reconstruction industrielle".

Côté secteur nationalisé, les houillères sont à peine en retard, l'électricité également, et n'est freinée que par les réductions de crédit. Les raffineries de carburant dépassent le programme. Mais la Sidérurgie démarre avec un retard sensible ; la cimenterie n'a investi que la moitié du plan, le machinisme agricole ne se développe qu'avec une grande lenteur. Dans le bâtiment, les réparations ont convenablement progressé, mais la reconstruction reste presque à zéro. Quant aux industries diverses, on peut dire qu'aucun rajeunissement notable n'a été apporté, il y a même fréquemment retard à l'entretien (chimie, textile).

Dans l'ensemble le retard s'accentue en 1948.

6. Il nous faut analyser les causes de cet insuccès. Tout d'abord, certes, les causes extérieures — savoir : pas d'or, crédits insuffisants à l'étranger. Lorsqu'on construit une usine, il faut dépenser beaucoup d'argent avant d'en tirer un revenu. Sans doute, si nous avions assez de capital de départ, le placerions-nous de façon très rentable dans l'usine France. Mais avec la politique de 1918-39, où nous avons déjà vécu sur nos ressources extérieures, et la guerre qui a pompé le reste, ce capital de départ nous fait défaut. Certes, nos alliés nous ont apporté une aide importante. Mais elle est restée faible à côté de nos besoins. Nous n'avons aucun volant de devises, et vivons au jour le jour de ressources insuffisantes. Nos exportations sont tellement loin de nos besoins, qu'aucune mesure de développement ne saurait avoir une incidence à leur échelle, dans des délais raisonnables. Nous reviendrons sur ceS aspectS du problème lorsque nous aborderons le plan Marshall.

7. Un second motif fort important, du retard à la réalisation du plan, tient à la situation intérieure française. Un plan important d'investissements ne peut se réaliser que dans un climat de stabilité monétaire. Du côté privé, il y a eu une carence grave de l'épargne. Avec la perte de valeur de la monnaie, l'on perd de l'argent à le placer. Autant acheter n'importe quel matériel, et spéculer sur stocks. De toutes façons, la succession d'avatars subis par les porteurs de billets ou de fonds d'État a créé un climat psychologique extrêmement défavorable à l'épargne, et qui se traduit d'ailleurs par une circulation beaucoup plus rapide de la monnaie. Dès lors, les investissements privés ont été autofinancés par les entreprises — limitées dans cette voie par le contrôle des prix. L'épargne proprement dite n'a fourni, en 1947, que quelques milliards, et encore — chiffre invraissemblablement faible (il suffit de rappeler que les recettes fiscales dépassent 800 milliards.)

Dès lors, il fallait développer le crédit bancaire, ou faire financer par l'État — c'est-à-dire employer des moyens inflationnistes. Mais alors, c'était la stabilité monétaire qui était à nouveau en cause, donc tout le système même qu'on voulait échaffauder.

Devant ce dilemme, dépenser pour le plan, mais ne pas faire d'inflation, sans quoi il ne peut être réalisé, il est nécessaire de remonter plus haut, et de chercher les causes profondes du dilemme, à savoir la carence de l'épargne française.

8. Pour-cela, rappelons quelle est notre extraordinaire situation financière. Pour une circulation de moins de 8 fois l'avant-guerre, les prix di fin de 1947 étaient multipliés par 14.

Or, une courte réflexion nous apprend qu'en divisant la circulation monétaire par le niveau des prix, l'on obtient la valeur réelle de tout l'argent liquide que les agents économiques ont en poche. Chaque agent garde un fond de roulement peu variable (par exemple, pour un employé, la contrevaleur de ses dépenses mensuelles).

En plus, cet agent détient ce qu'on appelle "le fond thésaurisé" qu'il modifie au gré de ses prévisions de possibiltés d'achats exceptionnels, spéculation, craintes de baisse, ou espoirs de hausse de la monnaie, etc… Ainsi, le total national de ces deux fonds n'est qu'à 58% de l'avant-guerre. Cela veut dire que si, en gros, les conditions psychologiques actuelles étaient celles de 1938, les prix seraient de 40% inférieurs.

En fin de compte, la hausse des prix en deux ans — ils ont presque triplé — se décompose en 60% due à l'inflation monétaire matérielle (et, sur ce chiffre, il faut noter qu'une inflation modérée et contrôlée de l'ordre de 20% eût été un stimulant convenable — Il reste donc 40% d'inflation matérielle immodérée et 135% provenant de l'inflation psychologique. C'est là qu'on touche du doigt l'origine profonde de nos misères, et que l'on comprend le souci majeur du Gouvernement de recréer la confiance. D'un point de vue technique, rationaliste, certaines mesures gouvernementales paraissent incompréhensibles, voire scandaleuses. Je viens de vous montrer que dans un problème fondamental de notre vie économique, le point de vue psychologique, politique, a une importance nettement plus considérable que point de vue purement logique. C'est à ce point de vue psychologique que se rattache la gestion budgétaire. En valeur 1938, les dépenses de 1947 ne sont que de 4% supérieures, les recettes passent de 69% des dépenses en 1938 à 75% en 1947. Il n'y a pas de quoi effaroucher un mathématicien.

Nous souffrons donc d'une grave maladie psychologique collective, sans laquelle nos misères, et même toute les anomalies et distorsions actuelles de l'économie seraient parfaitement suportables.

Lorsque j'insiste devant vous sur l'importance considérable, parfois absolument prioritaire, de considérations purement morales, purement psychologiques, je vous demande de vous rappeler que je suis ingénieur, que j'ai la même formation que vous. Si l'existence vous met en face de tels problèmes, il vous sera peut-être pénible d'abandonner les modes de raisonnement que votre éducation vous fait considérer comme seuls rationnels. Mais c'est une nécessité objective que de faire la part du subjectif. L'intérêt que vous prenez aux problèmes politiques et sociaux — et cet intérêt n'existait pas quand j'étais officier élève à Fontainebleau — montre que votre génération aura moins de peine que la mienne à rétablir le rapport profond entre la raison pure et la médiocre réalité humaine.

Mais, de toutes façons, comprendre que l'économie est, pour des motifs purement psychologiques, essentiellement instable, n'est qu'un premier pas, si c'est le plus pénible — à franchir pour des esprits cartésiens. Il reste à bâtir une économis stable, que des psychoses collectives ne puissent désagréger. Ce serait très en dehors de cet exposé que de vous donner plus de précisions à ce sujet. Néanmoins, il est indispensable de savoir que les progrès récents de la science économique permettent de construire un tel monde, sans bouleversement utopique. — Mais, en attendant que la montée des idées ne force la main aux Gouvernements, il faut bien nous en tenir aux idées contingentes actuelles, et tenter d'agir sur l'état d'esprit avant de changer matériellement la situation.

9. Je reviens au plan Monnet. Il était déjà trop ambitieux, en ce qui concerne l'équipement, et compte tenu du climat politique et psychologique. Il eût exigé un régime très autoritaire, ou un retour complet à la confiance.

Il n'en reste pas moins que les résultats obtenus sont très encourageants, spécialement dans les secteurs nationalisés où l'autorité centrale a une emprise directe. Dans l'ensemble, les équipements nouveaux, après déduction des renouvellements normaux, ont représenté en monnaie 1938, 29 milliards en 1947, contre 19 en 1946, et seulement 8 en 1936.

Si l'influence matérielle du plan Monnet a été importante, il faut ajouter que son influence psychologique, le climat qu'il a créé, l'orientation vers de vastes problèmes qu'il a créé chez beaucoup de bons esprits, jusque là trop limités dans leurs horizons, a peut-être une plus grande importance encore.

Voilà donc des constations encourageantes : d'une part une production industrielle de l'ordre de celle d'avant guerre, d'autre part un accroissement de nos moyens de production de 2 fois plus en 1946, 3 fois plus en 1947, qu'en 1938 — où, il est vrai, les immobilisations nouvelles étaient au taux ridiculement faible de 2% des disponibilités nationales.

Pour conclure cette première partie de mon exposé, je dirai donc que notre situatio matérielle n'est pas si mauvaise, que ce soit éconimiquement ou financièrement. Notre situation psychologique est grave et lourde de conséquences. Enfin notre situation politique, en donnant à ce mot son sens scientifique, et non son sens habituel, est également des plus mauvaises, c'est-à-dire que la guerre, combinée à un dirigisme outrancier, a provoqué un déplacement des revenus monétaires au détriment des ouvriers et employés, déplacement auquel le Gouvernement n'a pas su remédier, et qui empêche l'existence d'être tolérable pour beaucoup, malgré une disponibilité collective à peine inférieure à celle de 1938.

Les tendances actuelles sont plus sombres encore. Il n'y a guère d'amélioration du côté des réactions psychologiques vis-à-vis de la monnaie. L'on n'arrive dès lors à réaliser des paliers limités de stabilisation des prix, nécessaires à la réalisation du plan, qu'en supprimant les crédits indispensables précisément à cet équipement. La répartition de la propriété et des revenus change peut-être, mais ne devient pas plus équitable. Il n'est pas question, et de loin, de réaliser à temps la tranche 1948 du plan.

Ceci d'autant plus que, les années précédentes, la France avait reçu une aide extérieure considérable, et qu'elle se trouve brutalement, ces temps-ci, avoir épuisé ses facultés de crédit dans de nombreux pays : Grande-Bretagne, Belgique, Suisse, pour citer ses principaux fournisseurs. Il eût fallu diminuer fortement notre standing de vie, déjà peu élevé, pour ménager l'avenir. Le courage en a manqué.

Parmi les pays qui nous ont apporté une aide généreuse, les États-Unis viennent au premier rang ; et cette aide doit continuer grâce au plan Marshall. Il convient donc d'en préciser l'importance.

10. Les États-Unis avaient largement alimenté l'Europe en 1945-1947. L'arrêt brutal de leurs crédits eût signifié la misère pour beaucoup de pays, sans doute la révolution. De leur côté une crise de surproduction et de chômage se serait abattue sur leur pays.

Mais l'Amérique ne pouvait continuer à distribuer des sommes considérables sans savoir combien de temps devrait durer son effort, et si le relèvement des pays bénéficiaires était effectivement réalisable à terme pas trop long. Aucun gaspillage n'était plus permis.

Devant l'énormité des sommes nécessaires pour boucher les déficits des balances commerciales des pays européens, l'Amérique subordonnait son aide à un plan coordonné d'action éconimique des 16 nations et de l'Allemagne de l'Ouest — ce qu'on appelle les "pays participants".

Le but de ce plan est l'autonomis de ces nations en 1952. Elles ne devront plus avoir besoin d'aide extérieure. C'est l'objectif de "viabilité".

Cet objectif entraîne d'abord des conséquences intérieures à chaque nation. Peu était encore fait dans ce sens. Néanmoins, la France disposait du plan Monnet, et les Américains apprécient la portée de ce premier effort de redressement.

Mais il ne suffit pas de faire des plans intérieurs. L'objectif de 1952 ne pouvait être tenu par ce seul moyen. La théorie économique montre que la Fédération de plusieurs Nations conduit à des résultats très supérieurs à ceux d'une superposition de pays pratiquant tous leur propre politique économique. Les Américains décidèrent alors de subordonner leur aide à une entente européenne pour réaliser une progression économique coordonnée, seule capable de mener à l'équilibre intereuropéen, et entre Europe et Amérique, dans les brefs délais envisagés, et au minimum de coût. D'un autre côté, vous le savez, l'idée fédérale est fortement "dans l'air". Elle implique un supergouvernement à pouvoirs limités, mais faisant obstacle dirimant aux souverainetés nationales dans certains domaines économiques. C'était une utopie avant guerre. Mais les Gouvernements, malgré leur répugnance, devront bien céder petit à petit devant la montée des idées. Nous assistons aux premiers pas de cette tâche gigantesque. D'elles-mêmes, les Nations d'Europe occidentale avaient déjà mis à l'étude la Fédération économique dans ses toutes premières manifestations : c'est le Groupe d'Études de l'Union Douanière, qui siège à Bruxelles. La réalisation de cette coordination internationale ne sera qu'accélérée par la pression des Américains, qui, à juste titre, subordonnent leur aide à une coordination des pays participants.

Bien entendu, les États-Unis ne sont pas sans viser des buts égoïstes ; il n'y a pas de charité à l'échelle internationale. Les principaux de ces buts, sont de parer, nous l'avons dit, à une crise économique intérieure, et d'éviter une extension de la zone économique contrôlée par l'U. R. S. S., c'est-à-dire d'assurer un niveau de vie suffisant, dans les pays de l'Ouest européen, pour le préserver de la révolution. Eu outre, il n'est pas douteux que les États-Unis eux-mêmes vivront mieux, dans l'avenir, dans un monde en équilibre économique général, que dans un isolement forcé. Enfin l'accord du 28 juin 1958 (France-USA) prévoit que la France devra transférer aux USA certains produits rares aux USA, pour constitution de stocks (sans doute stratégiques).

Ces buts politiques sont exprimés nettement dans un rapport américain étudiant la situation française, et étayant les propositions des crédits Marshall : "les grèves récentes d'inspiration politique ont montré l'importance que le Communisme international attache à la destruction de l'économie française et de la reconstruction européenne, avant que l'aide américaine ne devienne effective". "La France est le bastion de la démocratie dans l'Ouest de l'Europe. C'est aujourd'hui un des principaux champs de bataille dans la campagne communiste internationale pour empêcher le relèvement économique européen. Les Communistes agissent visiblement dans la croyance qu'une France affaiblie économiquement tombera dans le désordre social et le chaos, et ensuite dans la révolution. Une France sous contrôle communiste conduirait à des difficultés insurmontables pour le maintien de la démocratie dans toute l'Europe occidentale. — Réciproquement, une France économiquement saine et en pleine productivité constituera une plate-forme contre la domination communiste en Europe occidentale". "Les Communistes savent bien que la France est le bastion de la démocratie en Europe. Ou bien son économie peut être démolie au point ou le chaos et la guerre civile permettront d'imposer une dictature communiste, ou bien la démocratie peut survivre et être renforcée en Europe de l'Ouest".

Mais revenons-en à un point de vue plus officiel. Je ne peux mieux faire que de vous lire des extraits de la loi N° 472 du 3 avril 1948, institutive du Plan Marshall :

« Le Congrès estime que la situation existant en Europe met en danger l'établissement d'une paix durable, le bien-être général, et l'intérêt national des États-Unis. Le rétablissement ou le maintien dans les Pays Européens, des principes de liberté, des institutions libres, et de l'indépendance nationale, dépend largement de l'établissement de conditions économiques saines, de relation économiques internationales stables, et de la réalisation par les pays européens d'une économie viable indépendante d'aide extérieure exceptionnelle.

« La réalisation de ces objectifs nécessite un plan de redressement européen, ouvert à toutes les nations coopérantes, basé sur un énergique effort de production, l'expansion du commerce extérieur, la création et le maintien d'une stabilité financière internationale, et le développement de la coopératio économique, y conmpris tous les efforts en vue d'aboutir à l'élimination progressive des barrières douanières*.

*Repris dans l'accord de coopération économique du 28 juin 1948 avec : « En vue d'établir des taux de change appropriés et de réduire les obstacles aux échanges. Cet accord prévoit que la France prendra diverses mesures pour rendre au commerce extérieur un caractère libre et concurrentiel.

« Compte tenu des avantages tirés par les U. S. A d'un large marché national sans barrières commerciales internes, et certains que des avantages semblables peuvent être obtenus par les pays d'Europe, nous déclarons que c'est la politique du peuple américain que de pousser ces pays à exercer un effort commun et soutenu pour réaliser la coopération économique en Europe, indispensable au maintien de la paix et de la prospérité. Nous déclarons que c'est la politique du peuple américain que de soutenir et renforcer les prinsipes de la liberté individuelle, d'institutions libres, d'indépendance nationale en Europe, par les moyens d'une aide à ceux des pays européens qui participent à un programme commune de relèvement basé sur l'effort national et la coopération mutuelle. Nous déclarons que c'est la politique du peuple américain, que de subordonner la continuité de l'aide américaine à la continuité de la coopération entre les pays participants. »

11. Tout cela est d'une netteté absolue, et vous voyez que je n'ai pas exagéré en parlant de fédération économique. Mais, me dira-t-on, peut-on concevoir un supergouvernement économique laissant hors de cause les indépendances nationales? N'y a-t-il pas incompatibilité fondamentale? Ici, il faut se référer aux théories modernes de l'économie scientifique, et insister sur la clarté qu'elles apportent dans les débats jusqu'ici trop confus, et sur l'arme qu'elles constituent contre les plus ancrés de nos préjugés.

La théorie met en lumière la différence très nette qui existe entre l'économique, purement scientifique, et le politique, purement moral. Elle permet de classer les problèmes particuliers entre ces deux disciplines purement distinctes. Nous ne pouvons ici qu'effleurer ce problème fondamental. Disons, pour prendre des exemples, qu'une mesure de sécurité sociale, un remaniement de la structure nationale des revenus, ou du marché de l'intérêt, une taxe sur le capital, sont des mesures purement politiques. Un impôt sur les transactions ou les salaires, une taxe ou un contingentement douaniers, sont des mesures purement économiques. L'on peut, dès lors, valablement concevoir une souveraineté politique nationale dans le cadre d'une souveraineté économique internationale.

La validité de ces vues est confirmée par la montée actuelle d'idées vers une Fédération Économique Européenne. L'étude scientifique permet de contrôler le bon sens statistique qui se traduit par cette montée d'idées, et d'en confirmer la compatibilité avec l'honneur national.

12. Devant la position américaine, les 16 devaient donc créer un organisme commun ; c'est l'Organistion Européenne de Coopération Économique, qui siège à Paris et dont le but politique est d'établir les programmes de commerce extérieur, et d'utilisation des crédits américains, dans le cadre des buts du plan Marshall, que nous venons de définir. Par malheur, l'Organisation ne commença à fonctionner qu'après le début de l'aide Marshall. En sorte que pour les crédits du premier trimestre de cette aide (1er avril - 1er juillet 1948), leur répartition ne put être étudiée par l'organisation. Il en résulte que les Américains durent faire cette étude eux-mêmes, et la pousser même assez loin afin de présenter au Congrès un plan précis et cohérent — qui s'est traduit par la loi du 3 avril, dont j'ai lu le préambule tout-à-l'heure. L'organsation Européenne se trouvait donc en possession, avant de commencer son travail, de ce qu'on appelle les « Brown Books », om figurent les listes de crédits, détaillés par pays participants et par nature de produits — et fixés aux chiffres que les Américains estiment nécessaires à l'obtention du relèvement à terme visé par le Plan Marshall. Le montant global s'élève à un peu plus de 5 millards de dollars pour la première année d'application. Dans l'esprit des Américains, le montant total de l'aide, qui est explicité par la loi institutive, est imposé ; quant à la répartition détaillée, elle était donnée à titre indicatif, et était essentiellement révisible. Ce n'était qu'une conception américaine, évidemment inexacte, et que l'Organisation Européenne, après sa création, devait reprendre complètement dans le cadre du crédit total de 5 milliards de dollars.

13. Profitant de cette situation, certaines Nations favorisées visiblement dans la répartition indicative des crédits établie par les Américains, s'élèvent contre toute étude de ces chiffres. Elles estiment qu'il n'y a qu'à prendre pour base les chiffres des « Brown-books » et que l'Organisation Économique de Coopération Européeenne n'a qu'un rôle comptable. D'autres, par principe, s'effarouchent devant l'intrusion d'un organisme inernational dans leur vie nationale. Plus par principe que par intérêt, elles sont opposées à une conception très large des attributions de l'O. E. C. E.

D'autres encore estiment que l'Organistion doit, après étude des plans nationaux, les modifier profondément, ou du moins proposer des modifications, compte tenu des quatre grands principes ci-après :

1° autonomie de l'Europe en 1952, ce qui est le but essentiel de l'aide américaine,

2° rectification des anomalies commerciales. — Ainsi, tel pays achète en dollars aux U. S. A. un produit qu'un autre pays participant serait capable de fournir. Tel autre vend aux États-Unis, alors que son voisin doit acheter la même chose aux États-unis.

3° non-élargissement de l'éventail des niveaux de vie d'Europe. Le plan ne doit pas permettre à certaines nations d'acquérir une lourde supériorité sur d'autres. Équilibre de l'Europe avec les U. S. A. en 1952, oui, mais il ne faut pas que des déséquilibres se créent à l'intérieur des 16 du fait de l'aide américaine.

4° enfin, harmonisation générales des productions européennes, pour aboutir à longue échéance à l'économie optimum de Fédération Économique.

La France soutient énergiquement cette deuxième position. Peu favorisée dans la répartition des crédits, elle n'a évidemment pas à y perdre dans l'immédiat. Mais nous pouvons affirmer que le motif déterminant est différent. L'on pense que la conception fédérale, seule justifiée du point de vue scientifique, s'imposera à plus ou moins longue échéance. Refuser de s'y préparer, c'est se réserver des catastrophes. En matière d'équipements, c'est des années d'avance qu'il faut se préparer.

D'autre part, cette conception coopérative est explicitement énoncée dans la loi américaine d'aide à l'Europe. Tenant les cordons de la bourse, on peut penser que les U. S. A. imposeront leurs vues — qui sont en l'occurence les nôtres. Mais il est à craindre que d'autres facteurs n'entrent en ligne de compte. On ne peut demander à une démocratie comme les États-Unis de n'envisager que le seul point de vue de Sirius. Disons par exemple que, dans leurs livres bruns les Américains prévoient, pour la Bizône, une importation mensuelle d'un million de dollars de tabacs des Étas-Unis, alors que les Allemands ont toujours fumé des tabacs grecs et turcs, et que ces derniers pays gardent leur production sur les bras, malgré un impérieux besoin d'exporter.

Vous le voyez, la situation est complexe, et les points de vue théoriques se heurtent à des considérations fort pratiques. Il ne faut donc pas en demander trop, et la France est déjà fort satisfaite que l'O. E. C. E, sans avoir pouvoir de décision, puisse relever des erreurs économiques flagrantes, et les signaler noir sur blanc. D'autres pays n'en tiendront peut-être pas compte. Nos Délégués jugent que c'est l'intérêt bien compris de la France que de le faire.

Compte tenu du Groupe d'Études de l'Union Douanière, capable de faire de précieuses études théoriques de l'ensemble des Marchés Européens, études devant servir de base aux travaux de l'O. E. C. E., compte tenu de la Commission de Genève, émanation de l'O. N. U. et grâce à laquelle nous gardons le contact indispensable avec les économies de l'Europe Orientale, nous aurons les informations voulues pour orienter notre économie vers la conception Fédérale Optimum, dont on n'a pas le droit d'écarter l'Est Européen, car les obstacles politiques finissent par céder devant les nécessités objectives.

14. Cette évolution vers L'union Économique aura des répercussions intérieures profondes.

Le plan Monnet, établi en 1946, était plutôt basé sur un rétablissement et un développement de notre état d'avant guerre. Maintenant l'on doit repartir sur la donnée de travail suivante, dans peut-être 10 ans, dans peut-être 25, il n'y aura plus ni droits, ni contingents, les monnaies seront librement convertibles. Les distorsions économiques dues à des dizaines d'années de protectionnisme national devront disparaître. Des groupes entiers de secteurs industriels disparaîtront dans tous les pays : il faut que cela se fasse progressivement, pour éviter des modifications socialement catastrophiques. Nous avons tout le temps de préparer cette évolution, de ne pas renouveler le matériel des industries condamnées, de réorienter les entrepreneurs vers ce qui sera rentable dans l'avenir. Les vocations nationales doivent être étudiées dans le détail, il faut que la libération générale de la concurrence, dans 10 ou 25 ans, ne conduise à aucun bouleversement sensible. Il faut que le rééquilibre entre les vases soit établi avant qu'ils ne deviennent communiquants.

Les pays qui s'en tiendront à un isolationnisme périmé le paieront un jour fort cher. La France doit se mettre au travail pour éviter cette catastrophe.

Tel est le sens dans lequel le plan Monnet doit être réadapté. Une révision est également indispensable pour tenir compte du caractère trop ambitieux du plan primitif. Il faut établir un programme dont la réalisation soit suffisamment probable, compte tenu de notre situation économique, politique, psychologique, et des crédits Marshall, qui sont très faibles à côté de nos besoins généraux.

« Le plan Monnet peut être considéré comme rigide. Il devra être modifié compte tenu des réalités économiques et des mouvements politiques. Une fois faits certains réajustements fondamentaux, le plan Monnet peut être regardé comme fixant les lignes générales que l'action économmique française doit adopter.

« Les techniciens américains recommandent de nouveaux changements. Il suggèrent des
buts plus modestes.

« Le plan Monnet de 1946 appelait un niveau d'activité de 160% de 1938, en 1952. Les experts estiment que ce niveau de 110% fin 1948, sera d'environ 140 en 1952. »

Les lignes directrices que l'on doit maintenant fixer pour notre planification intérieure, et que nous venons de définir, ne veulent pas dire que la réalisation soit aisée. Elles se heurtent à des intérêts privés, et il faudra, pour la réalisation, faire admettre à des industriels que leur activité est vouée à la mort dans quelques années ; que, contrairement au passé, l'État ne pourra plus leur consentir aucune protection. Matériellement, l'on a le temps voulu, et il suffit de ne pas renouveler le matériel, et de s'orienter dans de nouvelles voies. L'intérêt patronal devrait s'y retrouver, mais il reste à vaincre un certain sentimentalisme de tradition.

Du côté gouvernemental, il y a aussi des obstacles sérieux : la tendance des politiciens est de sacrifier l'avenir au présent, l'équipement à la consommation. Ce n'est que par une insistance de tous les instants, que l'on arrivera à maintenir un niveau de vie suffisamment bas pour que celui de l'avenir ne le soit pas encore plus. Certains voulaient même que l'on utilise toute l'aide américaine à acheter des produits de consommation immédiate, en faisant ressortir qu'à défaut il y aurait risque d'emprise communiste. Dès lors le rééquipement serait sacrifié, l'objectif du plan Marshall irréalisable : peut-être les Américains nous auraient-ils donné un supplément pour l'équipement. Mais l'on s'est rendu compte que ce raisonnement se heureterait à une fin de non recevoir absolue, et que peut-être même les crédits seraient diminués, puisque détournés de leur objectif fondamental. Si le malade est condamné, inutile de lui envoyer des médicaments hors de prix.

Ainsi a-t-il été décidé de laisser à l'équipement une part sensible des crédits Marshall, bien qu'insuffisante. Il reste encore à ne pas diminuer trop les achats de matières premières au profit des produits alimentaires, car ce serait alors notre capacité nationale de fabrication de matériel qui baisserait.

15. En résumé, l'aide Marshall est très faible, à côté des crédits obtenus juste après la guerre, et compte tenu des besoins accrus de notre économie convalescente, et du bloquage, faute d'exportations suffisantes, de nos échanges avec d'autres pays.

Elle est néanmoins considérable, car sans elle ce serait l'effondrement brutal — et son efficacité est largement accrue par la conception coopérative intereuropéenne qu'elle impose. En outre, il ne faut pas oublier de signaler que, sur les premiers crédits, 80% étaient alloués à titre de don pur — pour le premier trimestre de l'aide, avril à juin 48, 300 millions de dollars sur 375, soit près de 100 milliards de francs. La contrevaleur en francs de ces dons pourra être utilisée à diverses opérations. Ce qui sera stérilisé diminuera l'inflation*. D'autres sommes seront utilisables pour financer l'équipement**. Il y a donc là un aspect très important de l'aide qui nous est allouée par les U. S. A.

*Prévu à l'accord du 28 juin 1948 entre France et USA.

**accord : « résorption effective de la dette publique. » Somme au 30. 6. 1952 à la disposition du gouvernement français.



16. Il nous faut voir maintenant dans quelle mesure un plan d'équipement est réalisable dans le cadre limité des crédits Marshall. À cet effet, nous devons nous référer au bilan général des disponibilités nationales, établi par le commissariat au plan.

En milliards de francs 38, le total des disponibilités nationales a assez peu varié. Il passe de 433 en 1938 à 416 en 1947. Sur ce total, c'est toujours de l'ordre de 12% qui nous vient des importations — les exportations compensatrices ne représentent que 9% en 1938, 7% en 1947, laissant un déficit sensible — de l'ordre du vingtième de nos disponibilités. Notre niveau collectif d'existence est donc de quelques 5% supérieur à celui que nous devrions avoir — et il l'était déjà avant guerre.

De cette disponibilité nationale, 36% allaient avant guerre à l'alimentation, 31% seulement en 46-47. Sans doute une meilleure récolte en 1948 donnera-t-elle un chiffre voisin de celui d'avant guerre.

Pour l'équipement, l'on y conscre régulièrement 12% pour les renouvellements. Les équipements nouveaux représentent 2% avant guerre, 7% en 1947. Le sixième des équipements est importé, les 5/6 produits en France.

Si l'on compare ces chiffres avec le programme de répartition de l'aide Marshall, l'on constate qu'en 1948 il y aura un déchet sur tous les grands postes de notre bilan national. Pour les équipements nouveaux, ce déchet sera de 1/3 à moitié pour le plan Monnet. Pour l'alimentation, on ne sera qu'à peut-être 2% en dessous*, pour les matières premières, à au moins 5%.

*Ce chiffre peut paraître très bas. Il est effectivement beaucoup plus fort pour les villes, mais la campagne est bien mieux alimentée qu'avant guerre. Si elle trouvait un attrait plus sérieux à vendre dans les villes, elle consommerait moins, et les villes plus. Il ne faut donc pas oublier que les chiffres collectifs relatifs à l'alimentation en France ne donnent pas et de loin, la physionomie de la situation réelle, puisqu'il y a distorsion grave des circuits commerciaux, les villes étant normalement court-circuitées.

D'autre part, l'obligation d'utiliser des matériels français, dont la gamme est limitée, distord l'économie de l'idéal le plus rentable.

Ainsi, il paraît bien que le plan Marshall, en tout état de cause, ne permet pas la réalisation du plan Monnet.

17. Or, il est indispensable pour nous d'arriver à un équilibre économique viable et digne d'un pays moderne. La première question que l'on se pose alors est la suivante : pourquoi les Américains ont-ils, en 1947, une productivité quintuple de la nôtre? — Monsieur Allais, sans doute notre meilleur économiste actuel, évalue comme suit l'incidence éconimique des divers facteurs : Les richesses naturelles des U. S. A. majorent de 20% l'efficacité de leurs citoyens, leur évolution démographique, que nous ne pouvons espérer dans notre petit pays, la multiplie par 1, 3. Le climat social favorable intervient pour 1, 15 — mais nous ne pourrons améliorer le nôtre que lorsque notre situation sera redressée — et non améliorer le climat social en vue du redressement. Au total, pour ces motifs actuellement inaccessible à la France, les U. S. A. ont un standing 1, 8 fois plus élevé.

Quels sont les autres facteurs?

— l'existence de larges marchés qui procure un standint de 1, 3 fois plus élevé aux U. S. A. et même 1 fois 1/2 si on tient compte des erreurs du dirigisme extérieur auquel nous sommes contraints. Cela, nous pouvons le regagner dans le cadre de la Fédération Européenne, et l'on a vu que tant le Gouvernement américain que le nôtre sont perduadés des avantages de cette Union, et cherchent à tendre vers sa réalisation. Mais c'est un objectif à échéance relativement éloignée, et les effets bénéfiques ne peuvent s'en faire faire sentir puissamment avant 10 ou 20 ans.

Ici donc, la France fait ce qu'elle peut, et il est réconfortant de connaître les avantages à attendre de cette politique, si les autres Nations veulent bien les comprendre.

— restent deux autres facteurs : le premier est l'organisation économique, qui vaut un boni de 1, 45 aux États-Unis. Là, il y a perte sèche due au dirigisme intérieur français. Le remède ne peut être que lent d'application, car le dirigisme a tout distordu, et l'on ne peut arrêter des entreprises brutalement. D'autre part l'opinion est mal informée, les patrons ont perdu leur esprit d'initiative. Malgré tout, il y a là une orientation que l'on ne doit pas perdre de vue dans l'élaboration des remèdes.

— enfin, dernier facteur, l'équipement général matériel de l'économie, qui procure une productivité de 1, 3 aux U. S. A. par rapport à la France.

18. Vous voyez, contrairement à une opinon trop courante, le seul équipement n'intervient pas pour un coëfficient tellement énorme. Néanmoins, il peut produire, à lui seul, une hausse sensible de notre standing, d'autant plus que les effets du dirigisme s'estomperont.

Mais, quelles importations réduire à son profit?

Si l'on touche aux matières premières, ce peut être le chômage, et en tous cas c'est une régression des fabrications françaises de matériel, précisément nécessaires à l'équipement. Il ne reste comme possibilité que les produits consommables, c'est-à-dire le ravitaillement alimentaire. Donc une politique d'austérité accrue. Comme les restrictions portent toujours et en premier lieu sur les ouvriers et autres salariés des villes, l'on tombe alors dans des difficultés politiques et sociales, et elles peuvent avoir une acuité telle que les Gouvernements reculent à juste titre devant le sacrifice complet du présent à l'avenir. Et pourtant, si l'on n'agit pas assez vite, la crise sera terrible quand les crédits américains cesseront. L'on n'aura peut-être plus que le choix entre une colonisation par des capitaux américains, de notre pays traditionnellement colonisateur, avec déchéance progressive de nos libertés essentielles et de notre souveraineté effective — ou une révolution plus ou moins sanglante, à l'issue de laquelle on peut être certain que le relèvement économique sera mené dans les délais les plus courts, mais au prix d'une restriction de consommation d'autant plus énorme qu'il y aura tout à réorganiser, et que cette fois on n'aura plus de crédits extérieurs.

Que faire alors, puisque notre base de départ est déjà insupportable, et que le redressement implique précisément des sacrifices au départ? Pour cela il faut se rappeler que notre mauvaise situation actuelle ne vient pas seulement des éléments indiqués ci-dessus, et qui représentent, si je puis dire, le point de vue macroscopique. À égalité de standing national, l'on peut encore agir pour que nos misères soient mieux réparties entre les Français, et gagner ainsi la marge nécessaire à un redémarrage.

La solution idéale serait de modifier profondément la répartition de la propriété et des revenus, de façon à étaler le niveau de vie, et à le rendre supportable aux plus défavorisés ; de la sorte, l'on accroîtrait largement la part de notre potentiel intérieur et extérieur utilisable pour l'équipement. Les mesure financières prises par la Belgique comme par l'U. R. S. S., dans cet ordre d'idées ont préludé à un renversement remarquable. Plus la fin de la guerre s'éloigne, moins le climat est favorable à des mesures aussi énergiques. La réalisation en devient aussi de plus en plus difficile, car ceux qu'il faut toucher, alertés par une série de semi-mesures, se sont arrangés pour trouver le maximum d'échappatoires. Et, en plus, cette politique est responsable de la perte de confiance en la monnaie. Rien ne peut remplacer une mesure unique, brutale, poussée à fond dans ses conséquences. Si difficile que cela paraisse, c'est la seule solution radicale et certaine. D'ailleurs, si on ne le fait pas, la réalité s'en chargera, mais de façon aveugle. La baisse de la monnaie continuera, accompagnée de la course salaires-prix. Et, bien entendu, cette baisse ne touchera pas ceux qu'un mesure énergique eût fait toucher. Dans ce climat, la vitalité dont a fait preuve notre reconstruction en 1946-1947, s'étiolera, et nous en arriverons au choix : misère, révolution ou colonisation. Le temps perdu ne pourra pas être regagné, et notre relèvement en sera d'autant plus dur, s'il reste possible, que nous tarderons plus.

Il faut dire que, si même une mesure brutale touchant la distribution des capitaux et des revenus ne s'accompagnait pas d'un retour à la confiance, le redressement resterait possible. La condition est suffisante. Mais sous la réserve de l'institution du système monétaire dont la théorie montre qu'il rend l'ensemble des phénomènes économiques indépendant des données psychologiques. Ce système, seul capable de remédier aux crises cycliques, consiste essentiellement en une monnaie de compte stable, sans représentation matérielle, accompgnée d'une monnaie circulante en dévaluation constante.

— Autre solution : le retour à la confiance*. Est-il réalisable actuellement, par des procédés politiques ou autres? Je l'ignore. En tout cas, il pourrait déjà être fait beaucoup, du côté d'une bonne partie des français, et en particulier ceux dont l'initiative ou l'épargne sont précisément indispensables à notre redressement. Il faudrait réaliser, comme le propose M. Caquot, un nombre limité d'équipements à échelle énorme, par exemple dans les domaines de base de l'énergie et des engrais. L'on gagne plus, en de telles mantières, à voir grand, trop grand même, à dépenser d'un coup 50 millions de dollars sur une seule affaire spectaculaire, qu'à se lancer dans 20 réalisations timides, à l'échelle d'avant guerre, et ne représentant chacune que quelques millions.

*L'accord de coopération Franco-Américain du 28 juin 1948 prévoit que la R. F. fera tous ses efforts pour stabiliser sa monnaie, équilibrer dès que ce sera possible, créer ou maintenir la stabilité financière intérieure, et d'une manière générale, établir ou maintenir la confiance dans son système monétaire.

L'existence assurée d'énergie excédentaire, par exemple, serait une incitation puissante à l'équipement privé et elle effacerait bien des craintes, justifiées par l'incertitude de nos disponibilités. Si l'on sait que l'État voit grand, l'on osera plus et plus grand. — Et il ne faut pas hésiter, si l'épargne reste réticente, à laisser les industriels prélever sur les prix des produits les sommes nécessaires à de larges investissements. Quant au financement des grosses unités du plan d'État, il suffirait — on l'a déjà proposé — d'émettre un emprunt à intérêts payables par exemple en kilowatteurs. L'on peut assurer qu'il ne serait pas long à être assuré par l'épargne privé.

Cette méthode est moins radicale que la première (réforme monétaire profonde et remaniement de la propriété). Elle n'est certainement pas suffisante, lorsqu'on examine les chiffres, auxquels aboutit le plan Monnet remanié suivant les indications que nous avons données tout à l'heure — à moins que l'on impose volontairement de très fortes restrictions pendant ces premières années.

Le plan poursuivi dans le climat actuel, avec le crédits très faibles dont nous disposons, aboutit à une impossibilité absolue de boucler notre balance des comptes en 1952 lorsque, comme c'est certain, nous n'aurons plus qu'à compter sur nous-mêmes. L'on a beau retourner le problème dans tous les sens, il n'y a qu'une seule solution : exporter des produits agricoles et en quantité importante. Non pas des vins fins, mais des produits alimentaires de base.

D'où première ligne directrice absolue : la modernisation agricole, le remembrement poussé à l'extrême limite — et nous avons vu que le plan Monnet ne se réalise pas dans ce domaine. Techniquement, le résultat à atteindre est praticable. Mais, pensons-nous, certainement pas en 4 ans et de loin. Dès lors, si l'insuffisance des crédits Marshall conduit à une baisse de notre standing national, il y aura, malgré tout, baisse sensible encore à l'expiration de cette aide.

— En résumé, nous ne croyons pas que l'on s'en tire sans misère sérieusement accrue dans les 5 ou 10 années à venir, si l'on ne procède pas à la réforme de base de la monnaie et de la répartition des propriétés et de leurs revenus. Cependant la seconde méthode peut certainement éviter de grandes catastrophes. Certes, c'est le Gouvernement qui est maître. Mais la Collectivité est la forme des individus, et c'est en fin de compte de leurs qualités morales et de leur tendance psychologique que dépendent d'importantes possibilités de relèvement. Beaucoup sont aujourd'hui paralysés par les circonstances extérieures, ou par une crainte, un scepticisme intérieurs.

Sans que cela puisse résoudre complètement le problème complexe que nous avons effleuré, et qui est d'une extrême gravité pour nous et nos enfants, il reste, en dehors des mesures gouvernementales, une chance d'atténuer sérieusement la misère qui nous guette :

Il faut débrider les initiatives, créer une psychose de dynamisme, du goût du risque, vaincre certaines tendances individualistes, et développer la mentalité si profitable du « travail d'équipe ». Il faut voir grand et loin, faire preuve de volonté et de rapidité dans l'imperfection, plutôt que de chercher la perfection.

À chaque échelon de responsabilités, publiques ou privées, chacun peut ainsi apporter une contribution à notre relèvement, et concourir à éviter le pire.